CHAPITRE QUATRE

L'enthousiasme général qui avait suivi la « destruction » du vaisseau amiral d'Orville brillait par son absence cependant que le steward d'Honor servait le café. Le riche arôme de\ la boisson emplissait la petite salle de briefing plongée dans le silence, mais la tasse que l'intendant de première classe MacGuiness posa près du coude d'Honor contenait du cacao. Elle n'avait jamais compris que le café, un breuvage qui sentait si bon, puisse avoir un goût aussi épouvantable et elle se demanda encore une fois si les caféiers manticoriens n'avaient pas muté dans leur nouvel environnement. Cela arrivait, mais ce n'était sans doute pas la réponse dans le cas présent, étant donné le plaisir effrayant avec lequel la plupart des officiers de la Flotte ingurgitaient cette décoction répugnante.

Quoique aujourd'hui les marques de plaisir fussent singulièrement rares.

Elle dissimula un soupir sous un masque d'impassibilité et but une gorgée de cacao. L'exercice principal de la Flotte s'était bien mieux passé qu'elle ne l'avait espéré, mais, comme en compensation, les suivants s'étaient déroulés de façon beaucoup plus désastreuse qu'elle ne le craignait. Comme prévu, d'Orville et ses commandants d'escadre avaient compris la manœuvre de l'Intrépide et leur humiliation leur avait dicté de s'assurer qu'elle ne se reproduirait pas; pis, elle leur avait inspiré un ressentiment personnel contre l'Intrépide (quoi que l'amiral d'Orville pût pré tendre quant à son admiration pour la manœuvre), surtout après que les cuirassés en réserve d'Hemphill eurent surgi pour pilonner les Agresseurs survivants et les forcer à une retraite ignominieuse avec quarante-deux pour cent de pertes.

Les commandants d'Orville avaient attendu Honor au tournant; elle les soupçonnait même, pour certains, d'avoir davantage cherché à faire payer l'Intrépide qu'à remporter l'exercice ! Sur un total de quatorze « engagements », le croiseur léger avait été « détruit » treize fois et elle n'avait réussi à faire mouche (sans compter le Roi Roger, naturellement) qu'à deux reprises.

L'effet sur le moral de l'équipage avait été brutal. Prendre une telle raclée aurait été dur pour n'importe qui, mais ça avait été particulièrement douloureux après l'exaltation d'avoir éliminé le vaisseau amiral ennemi, et les communications d'Hemphill n'avaient rien arrangé. Lady Sonja était entrée dans une colère noire en voyant avec quelle facilité le camp adverse déjouait son arme secrète (et, sans nul doute, ses espoirs de promotion anticipée), une fois qu'il avait compris la tactique, et ses messages, d'abord élogieux, avaient viré à la récrimination, puis au cinglant... sans s'arrêter là. Elle savait pourtant bien qu'Honor n'y était pour rien, mais cela n'avait pas paru l'apaiser.

De même que cela n'avait pas apaisé le mécontentement de l'équipage de l'Intrépide envers son nouveau capitaine. Le respect de ses membres pour son succès initial s'était mué en un sentiment beaucoup moins admiratif et leur fierté pour leur bâtiment (et pour eux-mêmes) en avait pris un sérieux coup. Se faire « abattre » si souvent était déjà déprimant en soi, mais les Agresseurs avaient amplement envenimé la situation en jubilant ouvertement durant les pauses qui séparaient les exercices. La perte de confiance de l'équipage aurait été grave en toutes circonstances; pour un navire doté d'un nouveau capitaine, cela pouvait s'avérer catastrophique. Peut-être, se disaient les hommes et les femmes, le commandant Harrington n'a-t-il pas fait preuve de tant de talent ce premier jour, finalement; et si ce n'avait été qu'un coup de chance plutôt que de la compétence ? Et s'ils se retrouvaient un jour en véritable situation de combat et qu'elle les laissait tomber comme de vieilles chaussettes ?

Honor savait ce qu'ils pensaient; à leur place, peut-être se serait-elle fait les mêmes réflexions ; mais s'ils se trouvaient mal à leur aise, qu'ils viennent donc s'asseoir un moment dans le fauteuil du commandant !

« Très bien, mesdames et messieurs », dit-elle enfin en reposant sa tasse sur sa soucoupe et en regardant ses officiers assemblés. Les tasses de café suivirent le chemin de son cacao et des paires d'yeux circonspects se tournèrent vers le commandant.

Honor tenait à réunir régulièrement tous ses officiers; ce n'était pas obligatoire et de nombreux capitaines laissaient volontiers ce genre d'activité à leur second, puisque c'était son rôle de veiller à la bonne marche du bâtiment. Honor, elle, préférait recevoir les rapports directement; certes, cela exigeait de petits efforts pour éviter d'avoir l'air de saper l'autorité traditionnelle du second, mais il lui semblait que, d'une manière générale, les officiers d'un navire travaillaient plus efficacement entre eux (et avec leur commandant) quand ils avaient la possibilité de parler ouvertement de leurs problèmes ou, au contraire, de ce qui se passait bien et de discuter des besoins de leur service avec leur capitaine. Cette méthode lui avait bien servi à bord de l'Aile-de-Faucon, où la collaboration enthousiaste de ses officiers avait considérablement contribué aux réussites du contre-torpilleur. Pourtant, dans le cas de l'Intrépide, cela ne marchait pas. Les nouveaux subordonnés d'Honor craignaient davantage sa colère devant les échecs subis qu'ils ne cherchaient à mettre leurs idées en commun avec elle.

Elle les dévisagea et lut son propre échec dans leur posture rigide et leur expression fermée. Le lieutenant Webster, son officier des communications, était de quart, mais tous les autres étaient présents à la réunion... dont rien ne semblait devoir sortir.

Le capitaine de corvette McKeon lui faisait face à l'autre bout de la table, tendu, impassible, énigme vivante dont la réserve bien dissimulée trouvait sa source très au-delà de l'issue désastreuse des manœuvres. Le capitaine de corvette Santos, chef mécanicien et la plus haut gradée après McKeon, était assise à la droite d'Honor, inexpressive, les yeux braqués sur l'écran vide de son bloc mémo, comme si elle s'efforçait de se couper du reste de la salle de briefing. Le lieutenant de vaisseau Stromboli, l'astrogateur du bord, bien en chair, les sourcils bruns, puissamment charpenté, se tenait voûté sur son siège tel un enfant qui n'ose pas bouder. Le lieutenant Venizelos, mince et vif, lui faisait face, les yeux dans le vague, et attendait avec une résignation manifeste le début de la discussion. Pourtant, dans cette résignation, il y avait un soupçon de bravade, presque de provocation, comme si l'officier tactique mettait Honor au défi de lui reprocher la triste prestation de l'Intrépide — tout en le redoutant.

Le capitaine de vaisseau Nikos Papadapolous, à côté de Stromboli, son uniforme vert et noir des fusiliers de la Marine royale manticorienne tiré à quatre épingles, paraissait presque à l'aise quoique curieusement détaché; mais, à vrai dire, le corps des fusiliers marins était indépendant par bien des aspects, car ses membres restaient toujours des étrangers à bord d'un vaisseau. Troupes terrestres dans un environnement naval, ils étaient très conscients de la distinction et, à la différence du personnel navigant d'Honor, les fusiliers de Papadapolous n'avaient rien à se reprocher : ils allaient où allait le bâtiment et faisaient ce qu'on leur disait de faire; si les Topettes de l'équipage vasouillaient, c'était leurs oignons, pas ceux du Corps.

Le médecin du bord, Lois Suchon, faisait face à Papadapolous et Honor s'efforçait de réprimer l'aversion qu'elle lui inspirait. Ce n'était pas facile. Les parents d'Honor étaient tous deux médecins et son père avait atteint le même rang que Suchon avant de prendre sa retraite, si bien qu'elle avait une idée très précise du rôle d'un bon toubib. Suchon, elle, avait l'air encore plus indifférente que Papadapolous. Les officiers médecins étaient des spécialistes qui ne faisaient pas partie de la chaîne de commandement, et Suchon, avec son visage étroit et son air irritable, paraissait se désintéresser totalement de tout ce qui ne touchait pas son infirmerie et son dispensaire. Pis, elle semblait considérer sa responsabilité envers la santé de l'équipage comme une espèce de gêne tenace, ce qu'Honor avait beaucoup de mal à pardonner à un médecin.

De Suchon, elle passa aux deux officiers qui flanquaient McKeon. Le lieutenant Ariella Blanding, son commissaire, la plus jeune de tous les officiers présents, donnait l'impression de s'attendre à voir son commandant lui sauter à la gorge à tout instant, bien que son service se soit comporté impeccablement durant toutes les manœuvres. Blanding était un petit bout de femme au visage ovale et aux cheveux blonds, avec une expression douce, mais elle ne cessait de regarder de droite et de gauche comme une souris s'efforçant de surveiller trop de chats en même temps.

Le lieutenant de vaisseau Mercedes Brigham était assise face à Blanding, comme pour accentuer le contraste entre elles. Blanding était jeune et blonde, Brigham assez âgée pour être la mère d'Honor, le teint sombre et hâlé. Elle était maître de yacht à bord de l'Intrépide, fonction en passe de disparaître du service, mais cela paraissait la laisser indifférente. Elle n'avait jamais suffisamment attiré l'attention pour s'élever au-dessus du grade de lieutenant de vaisseau; pourtant, son visage placide affichait une expression de compétence tranquille, bien qu'elle dût savoir qu'elle ne serait jamais promue après tant d'années passées au même grade. Et, si elle se montrait aussi réservée que les autres, du moins ne semblait-elle pas craindre physiquement son commandant.

C'était déjà quelque chose, se dit Honor en achevant son tour de table et en se retenant de leur ordonner sèchement de faire preuve d'un peu plus de cran. Ça ne servirait qu'à les convaincre du bien-fondé de leurs inquiétudes. En outre, elle savait parfaitement l'origine de leur attitude défensive; elle-même avait connu des capitaines qui ne se seraient pas privés de passer leurs nerfs sur leurs officiers. Après tout, il fallait bien trouver un responsable pour tout ce qui était allé de travers, et leur angoisse que ce soit précisément ce que cherchait Honor était si palpable qu'elle avait préféré laisser Nimitz dans ses quartiers lors de ces réunions : le chat sylvestre était beaucoup trop sensible aux émotions pour qu'elle lui inflige de telles séances.

« Où en est notre demande de réapprovisionnement, monsieur McKeon ? » demanda-t-elle. Le second jeta un coup d'œil à Blanding, puis se raidit sur son siège.

« Nous avons l'autorisation d'embarquer du ravitaillement lundi à partir de douze heures trente, commandant », dit-il d'un ton formaliste. Trop formaliste : McKeon maintenait ses contacts personnels avec Honor au strict minimum en dressant entre eux une barrière qu'elle n'arrivait pas à franchir. Il était vif, efficace et manifestement compétent — et il n'y avait pas la moindre trace de sympathie entre eux.

Elle se mordit la langue pour s'empêcher de lui jeter une remarque cinglante au visage. À bord d'un bâtiment de guerre, le second constituait la passerelle essentielle entre son capitaine d'un côté et ses officiers et son équipage de l'autre, l'alter ego et le bras droit du commandant autant que son subalterne direct. McKeon n'était rien de tout cela. Il était trop bon officier pour inciter ses subordonnés à discuter ouvertement les échecs de l'Intrépide — ou de son capitaine —, mais il y a des silences qui en disent long. Le mutisme du second était plus éloquent que la plupart des discours et, non seulement il contribuait à couper Honor de ses officiers, mais il se propageait aussi à tout l'équipage.

  Du nouveau sur les palettes supplémentaires de missiles que nous avons demandées ? fit-elle dans l'espoir, encore une fois, de percer cette retenue glacée.

  Non, commandant. » McKeon tapa une courte note sur son bloc mémo. Je relancerai la logistique de la Flotte à ce propos.

  Merci. » Honor parvint à retenir un soupir et renonça. Elle s'adressa à Dominica Santos. « Comment progresse l'installation des nouveaux composants de la lance gravifique, mademoiselle Santos ? s'enquit-elle d'une voix égale et calme qui dissimulait son quasi-désespoir.

  Je pense que les circuits de convergence de remplacement seront intégrés pour un test en ligne à la fin du quart, commandant », répondit Santos en allumant son propre bloc mémo. Elle étudia l'écran en évitant de croiser le regard d'Honor. « Ensuite, il faudra...

Alistair McKeon se rassit pour écouter le rapport de Santos, mais son attention n'y était pas.

Il contemplait le profil d'Harrington avec une rancœur sourde qui lui serrait la gorge et le brûlait comme un acide. Le capitaine paraissait aussi équilibré et assuré que toujours, elle s'exprimait et prêtait l'oreille aux propos de chacun avec une courtoisie inébranlable, et McKeon n'en concevait que davantage de ressentiment. De formation, il était officier tactique et il se rendait donc parfaitement compte à quel point la mission d'Harrington avait été irréalisable, pourtant il gardait l'impression qu'il s'en serait mieux tiré qu'elle. En tout cas, il n'aurait pas pu faire pire, se dit-il avec dédain, avant de se sentir rougir de confusion.

Mais, bon sang, qu'avait-il donc ? C'était un officier de marine professionnel, pas un adolescent rongé de jalousie ! Son boulot, c'était de soutenir le capitaine, de faire en sorte que ses idées se réalisent, pas de se complaire dans une satisfaction amère lorsqu'elles échouaient; son incapacité à passer outre ses réactions personnelles l'humiliait. Ce qui, naturellement, ne faisait qu'aggraver la situation.

Santos acheva son rapport et Harrington, sans se départir de sa courtoisie, se tourna vers le lieutenant Venizelos. Encore une tâche que McKeon aurait dû endosser : c'était à lui d'animer la réunion, d'évoquer les points à porter à la connaissance du capitaine et de subtilement étayer son autorité. Mais non : c'était une autre fonction de sa position qu'il fuyait, et il savait, tout au fond de lui, qu'il s'enfermait ainsi dans un piège : le temps passant, des habitudes se prendraient et il finirait par lui être impossible de rentrer dans les responsabilités qu'il négligeait; quant à Harrington, elle en viendrait à croire, à juste titre, qu'elle ne pouvait pas compter sur lui et elle ne lui offrirait jamais l'occasion de démontrer qu'elle se trompait.

Alistair McKeon savait comment cela se terminerait : l'un des deux devrait s'en aller et ce ne serait pas le capitaine. Et ce serait normal, se dit-il avec une honnêteté acerbe.

Il parcourut à nouveau la salle de briefing du regard et sentit une émotion proche de la panique l'envahir. Il risquait de tout perdre ! Il savait depuis longtemps qu'il n'aurait jamais le commandant de l'Intrépide, mais par ses actions – et son inaction – il pouvait se dépouiller de ce qu'il avait. Il le savait, et pourtant ce n'était pas assez pour réagir. Pour la première fois de sa carrière, connaître son devoir ne lui suffisait plus pour l'accomplir. Il avait beau faire, il était incapable de s'affranchir de la rancœur et de l'aversion qui sourdaient en lui.

Il éprouva soudain la terrible tentation de confesser ses sentiments et ses fautes au capitaine, de la supplier de l'aider à s'en dépêtrer. Il avait la certitude que ces yeux bruns le regarderaient sans condamnation, que ce calme soprano lui répondrait sans mépris. Et cela rendait naturellement sa démarche impossible. Ce serait l'ultime capitulation, l'aveu qu'Harrington méritait bel et bien ce commandement auquel il savait depuis le début ne pas pouvoir aspirer.

Il serra les dents et caressa en silence le couvercle de son bloc mémo.

Le carillon d'entrée retentit et Honor enfonça le bouton de l'intercom. « L'officier des communications, commandant », annonça d'une voix nette le traditionnel fusilier en faction devant sa porte, et elle haussa les sourcils.

« Qu'il entre », répondit-elle, et la porte s'écarta en sifflant devant le lieutenant de vaisseau Samuel Houston Webster.

D'un geste, Honor indiqua le siège de l'autre côté de son bureau et Nimitz se redressa avec un Nie de bienvenue tandis que le lieutenant traversait la cabine de jour et repliait sa longue carcasse pour s'asseoir. Comme toujours, le chat se montrait un baromètre infaillible des émotions d'Honor; elle méprisait les capitaines qui se permettaient de faire du favoritisme parmi leurs officiers mais, si ça avait été son genre, Webster aurait été son meilleur choix.

De tous les officiers de l'Intrépide, c'était le plus enjoué et apparemment le moins méfiant devant son capitaine. Ou bien, se dit-elle sombrement, il se soucie moins que les autres des retombées du courroux de l'amiral Hemphill à l'encontre dudit capitaine. Rouquin, grand et dégingandé, il donnait l'impression de n'avoir que la peau sur les os, mais il était extrêmement compétent dans sa partie — et cousin au troisième degré du duc du Nouveau-Texas. Honor était souvent mal à l'aise avec des subalternes issus de si hautes lignées, mais personne ne pouvait se sentir gêné en compagnie de Webster et elle lui fit un petit sourire pendant qu'il prenait place.

À sa grande surprise, il ne le lui rendit pas. Son visage avenant (dominé par le menton anguleux des Webster) arborait même une expression singulièrement lugubre lorsqu'il déposa un bloc à messages sur la main courante.

« Nous venons de recevoir une dépêche de l'Amirauté, commandant, dit-il. Des ordres d'affectation à un nouveau poste. »

Sa façon d'annoncer la nouvelle — et le fait qu'il l'apportait en personne plutôt que de l'envoyer par coursier ou par l'intercom — plongea Honor dans l'inquiétude. Elle se composa un air de paisible intérêt et prit le bloc, puis se mordit la lèvre, atterrée, en prenant connaissance des instructions brèves et sans fioritures qu'affichait l'écran.

Poste de Basilic. Sacré nom de Dieu, elle savait qu'elle avait mécontenté Hemphill, mais l'amiral devait être dans une colère encore plus noire qu'elle ne l'avait cru!

« Je vois », dit-elle calmement. Elle reposa le bloc électronique et inclina son fauteuil en arrière. D'un bond léger, Nimitz quitta son juchoir et atterrit sur ses épaules, puis lui enroula sa queue duveteuse autour du cou dans un geste de protection; elle lui caressa la tête.

Webster ne disait rien. Il n'y avait d'ailleurs pas grand-chose à dire.

Eh bien, fit Honor en prenant une grande inspiration, au moins, nous voici au courant. » Elle appliqua son pouce sur le scanner du bloc pour accuser officiellement réception du message, puis rendit l'appareil à Webster. « Transmettez au capitaine McKeon, je vous prie, et informez-le, avec mes compliments, que j'aimerais qu'il se réunisse avec les lieutenants Stromboli et Brigham afin de vérifier et de mettre à jour nos cartes de Basilic.

-- Bien, commandant », répondit à mi-voix l'officier des communications. Il se leva, salua puis sortit. La porte coulissante se referma derrière lui et Honor ferma les yeux, désespérée.

Le poste du système de Basilic n'était pas un poste de service — c'était l'exil. Les limbes.

Elle se mit à faire les cent pas dans sa cabine, Nimitz dans les bras; elle le sentait ronronner contre sa poitrine, mais, cette fois, rien ne pouvait chasser le noir abattement qui l'avait saisie. Des officiers qui tremblaient devant elle, un second aussi abordable qu'un iceberg de Sphinx, un équipage qui lui reprochait les mauvais résultats du bâtiment, et maintenant, ça!

Elle se mordit la lèvre à s'en faire monter les larmes aux yeux en se rappelant sa joie et sa fierté le jour où elle était entrée dans ses fonctions. Aujourd'hui, ce bonheur lui semblait irréel, inaccessible, même dans ses souvenirs, et elle avait envie de pleurer.

Elle s'immobilisa, raide comme un piquet, au milieu de la cabine, puis elle prit une énorme inspiration, serra une dernière fois Nimitz contre elle et le fit monter sur son épaule. D'accord. On voulait se débarrasser discrètement de l'Intrépide et de son capitaine, les mettre au rancard parce qu'ils gênaient l'amiral Hemphill; elle n'y pouvait rien, sinon en supporter les conséquences, aussi injustes soient-elles, et accomplir du mieux possible les devoirs qui lui étaient confiés. En outre, se dit-elle en redressant le menton, ce n'était pas parce que le poste de Basilic était devenu le purgatoire de la Flotte qu'il était insignifiant.

Elle revint à son bureau en s'efforçant de ne pas penser à la réaction de l'équipage à l'annonce de sa nouvelle affectation, et tapa le nom de Basilic sur son terminal de données — moins par besoin de renseignements que dans le vain espoir que les relire rendrait la pilule moins amère.

De toute manière, se faire envoyer sur Basilic n'avait rien d'automatiquement déshonorant. Le système avait pour le Royaume une valeur économique considérable et sans cesse croissante, sans parler de son importance stratégique sur le plan militaire. C'était aussi l'unique territoire extra-système que possédait Manticore et rien que cela aurait dû en faire une affectation prestigieuse.

Le système de Manticore avait pour centre une lointaine binaire GO/G2, unique dans la galaxie explorée en ce qu'elle possédait trois planètes de type terrestre : Manticore, Sphinx, monde natal d'Honor, et Griffon. Étant donné l'espace habitable dont il disposait, le Royaume n'avait jamais ressenti le besoin urgent de s'étendre à d'autres systèmes et, pendant cinq siècles T, il n'avait pas bougé.

Et tout aurait sans doute continué ainsi sans les pressions convergentes du nœud du trou de ver de Manticore et de la menace havrienne.

Honor fit doucement osciller son fauteuil en écoutant le ronronnement de Nimitz, à présent moins inquiet, et elle pinça les lèvres.

Le nœud de Manticore était aussi unique que le système lui-même, avec pas moins de six terminus additionnels, c'est-à-dire un de plus qu'aucun autre nœud cartographié, et, selon les astrophysiciens, les relevés indiquaient qu'il devait en exister au moins un autre que les calculs n'avaient toutefois pas encore permis de repérer.

Pour une part considérable, le nœud expliquait la prospérité de Manticore. La plus grande vitesse effective qu'atteignaient la plupart des navires marchands en hyper dépassait à peine mille deux cents fois celle de la lumière; cette vélocité apparente, il fallait plus de cinq mois pour aller de Manticore jusqu'à la Vieille Terre; en revanche, le terminus Beowulf du nœud envoyait un bâtiment vers Sigma du Dragon, à un peu plus de quarante années-lumière de Sol, sans décalage temporel mesurable.

Les avantages commerciaux étaient évidents et le vaste réseau de terminus du nœud avait agi comme un aimant sur les négociants, qui devaient traverser le centre du point nodal (et l'espace manticorien) pour l'utiliser. Les droits de péage de Manticore étaient parmi les plus bas de la galaxie, mais la simple arithmétique démontrait qu'ils généraient des revenus cumulés énormes, et le Royaume servait d'entrepôt central et de plaque tournante pour le commerce de centaines de mondes.

Cependant, l'arithmétique faisait également du nœud une épée de Damoclès. Si les cargos multimégatonnes pouvaient y passer, les supercuirassés aussi, et la carotte économique qu'il représentait ne manquait pas d'exciter la cupidité des voisins. Depuis des siècles, les Manticoriens le savaient, mais ils ne s'en étaient guère inquiétés avant les premières manifestations hostiles de la République populaire de Havre.

Désormais, la situation avait changé. Au bout de deux siècles T ou presque de déficit passés à soutenir un État-providence en faillite chronique, Havre avait estimé qu'il ne lui restait d'autre option que d'étendre son territoire afin d'acquérir les ressources nécessaires pour fournir à ses citoyens le niveau de vie auquel ils étaient habitués, et la Flotte populaire avait prouvé ses capacités dans ce domaine au cours des cinquante années précédentes. Havre tenait déjà un des terminus du nœud —l'Étoile de Trévor, prise douze années T plus tôt — et Honor ne se faisait pas d'illusions : la « République » guignait tous les autres. Surtout, se dit-elle avec un frisson d'angoisse familier, le nexus central, car, sans Manticore proprement dite, les terminus n'étaient que d'une utilité limitée.

Ce qui expliquait que le Royaume avait annexé Basilic à la suite de sa découverte une vingtaine d'années manticoriennes auparavant. L'unique planète habitable (au sens large du terme) de l'étoile G5 avait compliqué la décision, car elle abritait une espèce intelligente, et l'idée que Manticore puisse « soumettre » une nation indigène horrifiait les libéraux. Les progressistes, eux, s'étaient opposés à l'annexion parce qu'ils avaient déjà compris que Havre prendrait un jour la Confédération silésienne dans son collimateur et que Basilic se trouverait en plein milieu du chemin. Du point de vue havrien, la souveraineté manticorienne serait considérée comme une menace directe — une « provocation » — et, selon la conception progressiste de la politique, mieux valait acheter la bienveillance de Havre plutôt que chatouiller la République de trop près. Quant aux conservateurs, tout ce qui risquait de les embarquer dans des affaires galactiques loin de leurs petites frontières bien rassurantes relevait du blasphème.

Voilà pourquoi Basilic était devenue une pomme de virulente discorde entre les grands partis politiques; les centristes et les loyalistes de la Couronne n'avaient obtenu l'annexion qu'à une infime majorité à la Chambre des Lords, malgré d'amples témoignages que les Communes (y compris parmi les plus ardents alliés des libéraux) soutenaient fermement l'idée. D'ailleurs, pour la faire accepter des Lords, le gouvernement avait dû consentir à toutes sortes de restrictions et de limitations —jusqu'à la garantie, d'une bêtise sans borne (d'après Honor), de ne construire ni fortifications permanentes ni bases de la Flotte dans le système et de réduire au minimum les unités mobiles sur place.

Dans ces conditions, on aurait pu penser que la restriction du nombre de bâtiments autorisés à y stationner inciterait à n'y envoyer que l'élite, étant donné surtout que le volume du trafic transitant paille terminus nouvellement découvert connaissait une croissance prodigieuse. Mais en réalité, et particulièrement depuis la nomination de Sir Edward Janacek au titre de Premier Lord de l'Amirauté, c'était le contraire qui s'était produit.

Janacek n'était pas le premier, malheureusement, à nier l'importance de Basilic, mais ses prédécesseurs semblaient au moins éviter de fonder leur conception sur des opinions politiques personnelles. Selon la théorie pré-Janacek, autant qu'Honor la comprenait, puisqu'il était interdit d'importer des forces capables de tenir le système, ce n'était pas la peine de se tracasser. Ainsi, même dans le camp favorable à l'annexion, beaucoup ne considéraient guère le poste de Basilic que comme un système d'alarme, une garnison avancée dont la destruction déclencherait une réaction de la Flotte depuis Manticore. Bref, disaient certains, si jamais une attaque sérieuse se produisait, il était inutile de sacrifier plus de bâtiments que nécessaire simplement pour l'honneur du drapeau.

Janacek, naturellement, allait encore plus loin. Depuis qu'il dirigeait l'Amirauté, il avait réduit les forces cantonnées à Basilic en dessous même des effectifs stipulés, car il voyait en elles, non un atout, mais un risque, voire une menace. L'eût-on laissé faire, il aurait sans doute complètement abandonné le système, mais comme il ne pouvait pas aller jusque-là (pas tout à fait), il s'assurait néanmoins qu'on n'y envoyait aucun bâtiment utile. Et c'est ainsi que Basilic était devenu le poste de punition de la Flotte royale manticorienne, son dépotoir, l'exil où elle reléguait ses incompétents et ceux qui avaient encouru l'ire de ces messieurs et dames de l'Amirauté.

Comme le commandant Honor Harrington et l'équipage du HMS Intrépide.




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